Simon s’étira dans son lit, réveillant par la même occasion la jeune femme à ses côtés. Son génome n’était pas des plus purs, mais hormis une légère difformité de la colonne vertébrale et une peau légèrement bleutée, comme si elle se trouvait en état d’hypothermie, elle possédait une étrange beauté, rehaussée par un sourire mutin et une voix rauque d’une redoutable efficacité érotique. Bien qu’ils eurent couché ensemble et que Simon devrait sans doute lui offrir quelques compensations – un repas, l’accès à sa douche – elle refusait le terme de prostituée. Après tout, elle avait jeté son dévolu sur le bel étranger et non l’inverse. Il n’avait pas loué ses services, mais saurait se montrer gentlemen. Simon sourit encore de l’argumentaire et se pencha pour l’embrasser.

Elle s’appelait Lana, une autochtone qui, entre deux étreintes, lui avait parlé d’Omsk, de ses bizarreries et de Irina. Simon avait senti monter en lui une fascination pour cette intelligence artificielle dont personne ici ne songeait à remettre en question la légitimité de son pouvoir. Il y avait dans le récit de la jeune fille une fascination presque religieuse. Irina serait plus qu’une IA. Celle qui gouvernait Omsk serait omniprésente et omnisciente.

— La ville, avait-elle expliqué, est le théâtre d’une singularité. Tu sais ce que c’est au moins ?

— Une fracture de la réalité ? j’en ai entendu parler, c’est une légende.

Elle s’était emportée et Simon avait dû la plaquer sur le matelas et l’embrasser fougueusement pour la calmer. D’une voix plus calme, elle avait dit :

— C’est une réalité. Les singularités existent. Irina, Le Masque, les pouvoirs des moines-guerriers de Belhouka, la ville volante de Novossibirsk… ce sont toutes des singularités.

Simon n’avait pas insisté. Il avait vu pas mal de bizarreries et d’événements inexplicables au cours de ses voyages, mais il savait que l’ancienne technologie passait facilement pour de la magie aux yeux des nouvelles générations primitives, d’autant que les récits du siècle passé étaient facilement déformés par les fantasmes, les craintes et la sensation d’avoir chuté du Paradis.

Comme promis, Simon fit preuve de largesse en offrant le repas du matin à son amante. Elle lui promit de l’attendre encore la nuit prochaine et de lui rester fidèle jusqu’à son départ. Simon n’en demandait pas tant, mais il se sentit flatté. Lana était une compagne des plus agréables, plutôt intelligente. Un bref soupçon quant à une éventuelle dépendance envers Irina lui traversa l’esprit, mais après tout, il ne voyait pas en quoi son activité pouvait contrarier le pouvoir en place, bien au contraire.

Il repartit en direction de la boutique de Colbert, repérant immédiatement un gamin qui semblait s’ennuyer, mais toujours à moins de vingt mètres de lui.

Le nain, posé sur un banc en tôle à proximité de son commerce, fumait un énorme cigare. Il se leva dès que le limier apparut dans sa rue.

– Viens, nous sommes attendus, annonça-t-il sans préambule.

– Par qui ?

– Baba Yaga.

– La sorcière de conte de fées ?

– Nous vivons une époque de recyclage culturel.

Grimm haussa les sourcils et se dit qu’après tout, il poursuivait bien un ogre.

Colbert le conduisit dans un dédale de ruelles. Les grands bâtiments modifiés laissaient leur place à un bidonville particulièrement marqué par l’explosion nucléaire. Des ombres inversées témoignaient des passants surpris par leur brutale fin de vie sur des pans de bétons carbonisés. Après une demi-heure de marche, les deux hommes se retrouvèrent à la périphérie de la ville. Au-delà, le désert s’agrémentait de quelques ruines que le vent chargé de sable faisait disparaître peu à peu. Une exception : la base de ce qui avait été un building, dont la majeure partie de la structure gisait à l’horizontale. Ne restait debout que les trois premiers étages qui prenaient des allures de château fort.

Grimm protégea ses yeux du soleil aveuglant avec ses lunettes. Il remonta son foulard sur sa bouche pour respirer. Colbert l’imita en cachant son visage sous un masque de protection de l’armée. Un vent glacial et sec, chargé de poussières, tentait de les repousser, mais ils continuaient leur progression vers la ruine.

C’était comme si l’explosion avait décapité le bâtiment sans toucher sa base. Aucune fenêtre détruite, les portes à coulisse fonctionnaient parfaitement.

– Qui a la technologie pour faire encore ça ? interrogea Grimm.

Colbert rit et expliqua :

– Tu as déjà entendu parler des singularités ?

– Ce sont des foutaises.

– Si tu veux.

Mais Grimm devait bien avouer que, statistiquement, les chances pour que le souffle de l’explosion agisse avec autant de finesse dans la destruction d’un immeuble de plusieurs centaines de mètres de haut relevaient de l’exception mathématique.

Les deux hommes passèrent une vieille porte-tambour et se retrouvèrent dans le hall d’un centre commercial. Des mannequins figés poussaient des caddies entre les travées, mais en guise de surgelés ou de canettes de soda, les rayonnages se couvraient de tout un fatras technologies : vieux outils rouillés, prothèses cybernétiques, bobines de fil de cuivre, vieilles radios, bidons en plastique, pièces de moteur, missiles portatifs, épées, arbalètes, éolienne portative, tenue de protection chimique, ressorts, vêtements et tout un tas de gadgets antécataclysmes dont l’utilité échappait à Simon. Le plafond diffusait une musique lénifiante et répétitive. L’endroit sentait l’huile minérale chauffée et la moisissure : le sordide bébé issu d’un mélange entre une décharge publique et une station-service recomposée.

– Quel est cet endroit ? interrogea Simon.

– Art conceptuel. Baba Yaga est une originale. Mais fais gaffe, elle a un sale caractère.

Une voix résonna au travers d’enceintes :

– Et elle t’emmerde, le nain.

Colbert s’inclina dans une ridicule génuflexion.

– Votre Altesse est trop aimable.

Une vieille femme surgit de derrière un congélateur vide. Sa tenue en laine se composait de toutes les nuances de couleurs connues et ses cheveux tressés arboraient des plumes et diverses babioles faites main. Mais Simon vit surtout, pointé sur eux, un fusil d’assaut qui semblait parfaitement neuf.

– C’est qui le gamin ?

Colbert se tourna vers Simon en souriant.

– Un limier à la recherche d’un ogre.

– Vous l’avez raté d’une heure.

Simon maudit intérieurement son badinage de ce matin, mais ne montra aucune déception. Colbert, en revanche, s’exclama :

– Et tu ne l’as pas tué ?

La vieille femme baissa son arme, interloquée.

– Et pourquoi aurais-je fait ça ?

Colbert haussa les épaules.

– Je ne sais pas, moi. Disons qu’il semble s’intéresser de très près au Masque.

– Oh, je vois que tu as joué à la fouine. Dis-moi, pourquoi tu recherches Kovac ?

Simon intervint :

– Il a bouffé les petits-enfants de Gorki le Moscovite.

– Pas mon problème, répliqua-t-elle.

Colbert s’éloigna. Il savait que discuter frontalement avec Baba Yaga ne menait jamais à rien. Il se dirigea vers le rayon des pièces robotiques, jetées en vrac dans de vieux congélateurs éteints et, ignorant les insultes et les menaces de son interlocutrice, se mit à fouiller pour confirmer ses soupçons quant à la nature du Masque. Il ne retrouva pas la tête chromée, mais tomba sur bien plus intéressant :

– Un Opekun 9 ? Presque complet !

– Pas d’érection inutile, il ne fonctionne pas.

Colbert caressa le vieux robot de combat. L’Opekun 9 restait un petit modèle, à peine plus grand que lui, mais capable de se camoufler dans des sols meubles et de grimper n’importe quelle surface. Dotée d’une IA de combat très performante, cela faisait de lui un gardien apprécié par les firmes qui profitaient du droit sibérien laxiste pour se livrer à des recherches éthiquement douteuses. Une époque formidable.

Le nain daigna enfin lever son regard sur la sorcière une fois que celle-ci a abandonné ses récriminations.

– On veut savoir où va l’ogre. Si tu n’as pas l’information, alors va te faire foutre et on se barre sans rien acheter.

– C’est contraire à mon règlement.

Colbert écarta le pan de sa veste et dévoila sa dynamite.

– Il y aura de la marchandise en moins, tu peux en être sûr.

Simon s’assit sur un escabeau et se frotta les yeux en secouant la tête. Le jeu de dupes entre le nain et Baba Yaga tournait au ridicule. Il s’apprêtait à intervenir sèchement, lorsque le rire tonitruant de la vieille folle résonna. Son écho à peine revenu, elle déclara :

– OK, tu m’achètes un gros truc et je te dis ce que tu veux savoir.

– Je prends l’Opekun 9.

En contrepartie, il commença par offrir une caisse de vodka soixante ans d’âge. Elle surjoua les outrées et il renchérit avec deux bâtons de dynamite et neuf jeux de pokers imprimés au Japon. L’échange dura plusieurs minutes durant lesquelles Simon profita pour se balader à la recherche d’un objet d’intérêt. Il possédait quelques kopecks de cuivre et d’or, avance guère généreuse de la part de son employeur, mais il devait bien admettre que le royaume de la vieille femme recélait quelques trésors utiles. Il se demanda néanmoins comment elle faisait pour garder son business. Il chercha du regard d’où pouvait venir le danger, mais ne vit rien. Aucun gardien. Aucun système de sécurité. On entrait ici comme dans un moulin avec l’obligation d’achat, mais sans aucune mesure de coercition visible. Elle se ramena à lui avec Colbert qui tirait par un unique bras un robot désarticulé et incomplet.

– Alors, le limier, qu’achètes-tu et que veux-tu savoir ?

Le choix de Simon se porta sur un kit de survie solaire. L’objet ne devait pas couter trop cher vu le nombre qui trônait sur une palette et il s’échangerait facilement s’il devait voyager dans les Terres dévastées. Baba Yaga maugréa sur la pingrerie de son client, mais elle admit qu’il avait respecté la règle.

– Je veux savoir ce que fait l’ogre à Omsk, déclara-t-il

La vieille soupira et fixa le limier. Ce dernier la trouva curieusement belle et se demanda si ce visage grêlé, légèrement distordu, n’était pas le résultat d’un grimage. Elle avait des yeux d’un bleu profond, tacheté de rouille, et des lèvres pulpeuses, bien qu’un peu gercées. Ses cheveux gris, en bataille, ne paraissaient pas naturels. Il se concentra sur son odorat : elle sentait le plastique fondu et la cannelle. Elle remarqua l’attention qu’il lui portait et elle se tortilla, gênée, un bref instant avant de se reprendre. Il mémorisa la signature olfactive de la jeune femme, car sans aucun doute, elle n’avait pas l’âge de son déguisement.

– Il est venu me voir tôt ce matin, commença-t-elle. Il s’intéressait aux combinaisons antiradiations et m’en a pris deux, ainsi que du matériel de monte pour chameau et un réchaud de cuisine.

– Pas d’armes ?

– Il a déjà tout ce qu’il faut sous son cache-poussière.

– Et c’est tout ? Apparemment, il veut rencontrer le Masque.

– C’est exact. Il m’a acheté une paire de jumelles avec fonction vision nocturne ; du matériel militaire dernier cri. Je n’ai pu que lui dire ce que je savais.

– C’est-à-dire ?

Elle regarda le kit solaire avec une moue dubitative.

– Et le robot de Colbert, il ne compte pas ?

Elle montra son exaspération d’un cri rageur, mais finit par répondre :

– Plusieurs personnes l’ont vu disparaître vers l’entrée des égouts au nord de Tukashev.

La réaction de surprise de Colbert n’échappa pas au limier, mais il n’en fit cas pour l’instant. Partir en bon terme avec la fausse sorcière lui importait plus, comme une intuition que se transformait en certitude. Il la remercia en achetant un couteau de combat multifonctions, une boite de cartouche 9mm pour son arme et la même paire de jumelles prise par l’ogre. Le sourire de Baba Yaga trahit une nouvelle fois son âge, tout comme les mouvements de mains rapides et excités qui n’appartenaient pas au registre d’une vieille folle.

Plus tard, sur Tukashev, attablé à une cuisine extérieure qui servait des nouilles chinoises, Colbert expliqua sa surprise :

– Regarde ce quartier, il est truffé de caméras et de miliciens.

Simon mit un moment avant de comprendre le problème. Tukashev était une vaste rue animée. Les anciens murs noircis par la bombe se dressaient et les habitants avaient reconstruit des maisons à l’aide de débris divers. Le bitume craquelé laissait maintenant apparaître une végétation sauvage, animée par un farouche désir de vivre dans cet environnement irradié et sans eau. Alignés le long des murs, des tonneaux sentaient encore la suie des feux nocturnes. Tendus entre les cubes en plastique, tôle et briques difformes servant d’habitat, des fils électriques pendaient mollement, alimentant un réseau de surveillance assez dense. Effectivement, Tukashev devait être l’endroit le moins logique pour abriter l’entrée d’une cachette pour le criminel le plus recherché de la ville.

– Baba nous a menti ?

Colbert secoua négativement la tête.

– Elle a son propre code d’honneur, mais le mensonge y est exclu.

Ils avaient vue sur l’entrée des égouts, une porte coincée entre deux gros murs en béton qui avaient résisté à l’impact atomique. Deux caméras la couvraient.

Une caméra couvrait également la petite échoppe chinoise. Irina zooma sur le limier et transmit l’information à la lieutenante Volotnia. Mais un curieux événement se produisit, car celle-ci ne reçut qu’une image tronquée. Autre anomalie du système, les deux hommes virent débarquer autour d’eux une équipe d’éboueurs visiblement surpris de recevoir un ordre d’intervention pour une urgence sanitaire. Quelque part dans un serveur, une carte matricielle grilla sans que l’on puisse en déduire une corrélation avec tous ces événements et la radio officielle cessa d’émettre durant une bonne minute. Rien de cela ne perturba le fonctionnement de la ville, mais ne suffit à alerter Nadia Volotnia qui perçut le malaise de l’IA. Elle se connecta sur Tukashev et repéra immédiatement Colbert et l’étranger montrer du doigt une porte de service de la voirie. Elle lança une analyse générale sur cet endroit, mais un bogue récurent sur les images d’archives lui occasionna une migraine oculaire aigüe. Elle s’en ouvrit à Irina qui ne comprit jamais la requête.

Cette curieuse série de dysfonctionnement agaça au plus point la lieutenante. Irina, d’habitude si prompte à réagir à la moindre anomalie semblait amorphe. Pourtant, un coup d’oeil sur les tableaux de bord de gestion de la ville suffit à rassurer quant à la bonne tenue des systèmes.

Sauf Tukashev.

Nadia se leva de sa chaise et quitta la salle de contrôle d’un pas déterminé, ignorant les requêtes de ses subordonnés. Elle remonta à la surface, sortit du complexe ferroviaire par une porte de sécurité et se dirige vers le quartier marchand. Si l’électronique foirait, elle utilisera la partie humaine de sa personnalité pour constater de visu ce qui se tramait.

Arrivée sur Tukashev, elle prit soin de ne pas se faire voir du restaurant et se cacha derrière des robes en exposition. Colbert et l’étranger avaient disparu. Elle appela le centre de contrôle pour qu’on lui transmette les dernières images de la place. Sa frustration grandit encore lorsque son responsable de salle lui annonça l’indisponibilité de la vidéo.

Elle s’approcha du vendeur de nouilles, le menaça aussitôt en lui montrant le grade sur son uniforme et l’apostropha violemment :

– Le nain et l’étranger, où sont-ils partis ?

Le vendeur se recroquevilla. Sa transpiration fit tomber sa peau squameuse et l’émotion le fit virer au vert. Il articula avec peine d’une voix rocailleuse :

– Parti en face. Vers la porte.

Nadia Volotna se retourna. La porte. De mémoire, elle s’avait qu’elle s’ouvrait sur le réseau d’égout. Mais que cherchaient-ils ?

Elle traversa la rue, encombrée par des chameaux et de vieux vélos électriques à trois roues. La lieutenante n’aimait pas la foule. Elle ne supportait pas les cris stridents, les klaxons, les insultes qui fusaient, les rires grossiers. Elle atteignit la porte, l’ouvrit grâce à som passe électronique, se demandant au passage comment les deux hommes avaient procédé.

Une fois à l’intérieur, elle se mit dos au mur, appréciant le silence et les ténèbres qui l’accueillaient. Elle reprit son souffle, calma son stress et chercha sa lampe de poche. Le couloir était étroit, à peine une largeur d’épaule, et tout juste suffisamment haut pour ne pas avoir à se baisser. Elle longea le boyau de béton, orné de vieux graffitis dont elle ne comprenait pas la signification. De la boue et de l’huile maculaient le sol et gardaient les empreintes de nombreuses chaussures.

Elle descendit un escalier métallique et se retrouva à un embranchement. Elle hésita. Des bruits de conversations se répercutaient sans qu’elle puisse en préciser l’origine.

Jusqu’à ce que l’enfer se déchaine.

Quelques coups de feu sur sa droite, immédiatement suivis d’une explosion assourdissante et d’une langue de feu qui se dirigea droit vers elle.