Sous l’oeil des caméras, Colbert se sentait comme une star des temps anciens. Irina était heureusement une paparazzi des plus discrètes. Il remarqua un rapace immobile, posé sur l’un des nombreux câbles électriques tendus entre deux immeubles, ainsi qu’une sorte de gros rat de la taille d’un chat, planqué derrière un tas d’ordures qui attendait le service de voirie. Il y avait du laisser-aller ces temps-ci. Les services publics perdaient de leur efficacité. Pourtant, Omsk, donc Irina, ne badinait pas avec la propreté des rues. Il y avait déjà assez de problèmes avec les tempêtes de poussière radioactive, les résidus d’armes biochimiques et les mutants porteurs de vermines génétiquement modifiées sans qu’on vienne y rajouter un problème de salubrité. Irina ne semblait plus elle-même depuis quelque temps. Ce fait frappa Colbert.

Le nain avait revêtu un manteau sombre, sur le modèle de ceux portés par les nomades du Pamir. La grande pièce de tissu lui permettait de cacher en partie ses difformités et surtout les quatre armes disposées sur son corps : deux pistolets, un cran d’arrêt et un bâton de dynamite. Ce n’est pas qu’il craignait quelque chose de ses contacts interlopes, mais des jeunes cons qui ne le connaissaient pas pourraient s’aviser de faire une bêtise de type braquage.

Il passa devant Chez Lénine et repéra le chat-lézard collé à une fenêtre. À son contentement, l’intelligence artificielle surveillait le limier. Si cette histoire d’ogre tenait la route, elle serait en mesure de l’aider. Si l’affaire s’avérait moins limpide, elle pourrait le neutraliser.

Il traversa les rues sombres, saluant au passage deux patrouilles de milicien et un groupe de mômes avec qui il faisait parfois du commerce de produits chimiques. Colbert était une sorte de notable, malgré la curiosité d’Irina à son sujet. La pauvre entité électronique était victime d’informations contradictoires et ses circuits pouvaient devenir terriblement paranoïaques. Il ignorait ce que l’ordinateur savait de lui, mais son instinct lui disait que ce n’était sans doute pas la bonne chose.

Les rues de son quartier firent place à un dédale qui souffrait des stigmates de l’attaque nucléaire. Un plan de rénovation était en cours, mais la pègre avait réussi à le retarder grâce à des pots-de-vin distribués au Conseil municipal, cette parodie de démocratie chargée de donner l’illusion d’un soutien à Irina.

Colbert prit garde de ne pas se frotter au mur noirci. Depuis la première fois qu’il avait traversé Tukashev, nom tronqué de l’ancienne rue, il avait toujours eu une sorte de crainte superstitieuse. Peut-être les formes blanchâtres, figées sur les murs, qui évoquaient des corps pulvérisés par la lumière de l’atome. Peut-être les sons étranges qui sortaient des égouts. Il fut satisfait lorsqu’il arriva au bout de ce sinistre endroit et prit l’échelle de métal qui descendait dans le lit asséché de l’Irtych. Il fut accueilli dix mètres plus bas par deux gardes, deux mutants géants, à l’air faussement stupide, mais effrayant.

— Salut, dit Colbert. Je viens voir Vladimir.

Le plus jaune des deux sourit de tous ses chicots. Ils luisaient dans la nuit.

— Colbert ! J’avais cru que tu nous avais oubliés.

— Deux si charmantes créatures, cela me serait impossible.

Les deux géants émirent une sorte de gloussement syncopé en guise de rire. Le premier s’appelait Diode. Selon lui, il était l’aîné des jumeaux. Il avait un teint de peau tirant sur le vert pâle et, comme son frère, une dentition hasardeuse et fluorescente. Ce dernier avait un teint plus pisseux et était légèrement plus trapu. Quelqu’un avait eu l’étrange idée de l’appeler Ange. De vrais enfants de l’atome, parfaitement adaptés à leur environnement.

— Vladimir est avec les filles du Tsar, annonça Diode.

— Il n’a pas oublié sa dette, précisa Ange.

— Voilà qui me réchauffe le coeur.

Colbert s’inclina avec facétie devant les géants et s’engouffra dans le réseau tortueux du bidonville de l’Irtych. Ce quartier miséreux vivait dans la crainte permanente d’un des nombreux projets immobiliers d’Irina. Si certains voulaient échapper à sa surveillance, d’autres craignaient simplement pour leur vie, car Irina ne prenait pas de gants avec ceux qu’elle appelait parasites. Ils avaient pourtant fait preuve d’ingéniosité pour édifier des maisons en matériaux recyclés, sur pilotis et reliés par des ponts en câbles tressés. Ici, c’était le royaume de la débrouille, mené par un triumvirat terriblement efficace : le Tsar menait le commerce, Vladimir s’occupait de la sécurité et du trafic et Tatiana la Rouge dirigeait d’une main de fer la corporation des recycleurs. Ils se détestaient cordialement, mais se respectaient suffisamment pour asseoir une sorte de pouvoir informel et veiller à ce qu’aucun des circuits électroniques d’Irina ne vienne surveiller leurs petites affaires. Contre toute attente, aucune mesure de rétorsion n’avait été prise à leur encontre.

Dans cet amas de tôle ondulée, de bâche en polymère et de panneaux en bois calciné monté sur pilotis, près de trois mille personnes s’entassaient et survivaient au jour le jour. Des mutants pour la plupart. À lui seul, ce quartier représentait un peu plus d’un vingtième de la population d’Omsk. Ils profitaient des rares crues de ce qui restait du fleuve pour thésauriser d’abondantes quantités d’eau potable qu’ils revendaient au compte-goutte. Mais la dernière crue d’importance avait eu lieu il y a déjà quatre ans et les réservoirs montraient leur fond. Les tensions n’allaient pas tarder à apparaître.

Colbert se glissa dans l’espace étroit entre deux cabanes et pénétra dans celle de gauche. Il fut immédiatement arrêté par les hommes de main de Vladimir. Sans les quitter des yeux, le nain leur remit ses armes, à l’exception du bâton de dynamite. Les gardes, au nombre de quatre, occupaient l’espace nu de cette antichambre. Un escalier grimpait une sorte de tourelle, reliée à un plus vaste édifice en matériaux recyclés qui surplombait le village, un peu à la manière d’un dôme surélevé. Colbert monta, traversa la rampe suspendue et pénétra chez le Tsar, sorte d’auberge servant également de salle de spectacle, de lieu d’assemblée et de débats, de lupanar, voire d’église lorsque les derniers croyants des anciennes religions acceptaient de mêler oecuménisme et business. Chez le Tsar, une seule règle : tu fais comme chez toi tant que tu consommes. Et de la consommation, il y en avait : alcools et filles, principalement, mais aussi musique, films, combats, contrebande.

Vladimir était allongé sur un vieux sofa cramoisi à la manière d’un empereur romain. Il devisait avec un marchand sibérien pendant qu’une fille le suçait sous un mince voile. Il payait en spectacle et un groupe de mutants gloussait de satisfaction, se régalant des clins d’oeils lubriques que leur lançait la prostituée, une fille qui aurait été vraiment jolie si elle avait eu des bras et non des moignons informes.

— Colbert, mon ami ! s’exclama Vladimir tout en théâtralité. Quel bon vent t’amène ?

— Je viens alléger quelque peu ta dette, mon frère » répondit le nain en se hissant sur un tabouret. Il commanda un alcool de thé.

Vladimir le regarda, le sourire crispé. Il était endetté jusqu’au cou et sa force déclinait lentement. Né dans les décombres quelques jours après le bombardement, il avait su se tailler une réputation d’homme dangereux, mais avisé. Maintenant, il voyait autour de lui des mutants prêts à prendre sa place, rien que pour lui signifier que les génomes purs appartenaient au passé. Dans ce contexte, Colbert s’en sortait bien, il était né difforme avant l’apocalypse à une époque où la moindre déviation génétique était impitoyablement traquée.

— Je suis à la recherche de renseignements » finit-il par lâcher. Il aimait faire planer le suspens, mais avec Vladimir, il valait mieux aller rapidement droit au but. L’honorable bandit avait la patience d’un roquet et perdait alors le sens des affaires. « Un type de l’ouest, Tibor Kovacs, surnommé l’ogre. Le genre gros costaud et un crâne en peau de fesse. Il aurait bouffé les petits fils de Gorki le Moscovite ».

Vladimir s’étouffa dans son verre.

— Merde ! Bouffé ?

— Un truc comme ça, ouais. Un limier le traque et pense que ce salopard se trouve chez nous.

— Notre tant aimée Irina s’en chargera.

— Uniquement s’il se met à découper les mômes du coin.

La fille avait fini son travail et Vladimir la congédia d’une tape sur les fesses. Elle alla chercher un autre client, laissant le mafieux se redresser.

— Un homme qui correspond à ta description est arrivé mercredi. Il voulait prendre contact avec le Masque. Je lui ai dit d’aller voir Baba Yaga.

— Si c’est notre bonhomme, tu joues un jeu dangereux.

Vladimir éclata de rire. Baba Yaga était le surnom d’une vieille folle qu’Irina avait pris sous sa protection. Cette mutante alimentait de nombreuses rumeurs : elle serait l’âme damnée du pouvoir d’Omsk, la cheffe d’un escadron de police aux méthodes expéditives. Une légende urbaine selon Colbert. Mais, si l’ogre allait lui poser des questions sur le Masque, il risquait une réception abrupte et un aller simple pour la prison. Les services de sécurité de la ville couraient après le chef de la rébellion depuis maintenant deux ans. Le Masque, un cyborg, déjouait avec une insolente facilité tous les pièges que le système de sécurité lui tendait. La dernière opération avait d’ailleurs été si spectaculaire que trois pâtés de maisons avaient été détruits, causant la mort de deux familles complètes. Tantôt décrit comme un héros libertaire, tantôt comme un psychopathe, le Masque sabotait les réseaux, s’en prenait aux forces de l’ordre, se finançait par le trafic de composants informatiques, crime passible de mort sur le territoire d’Omsk. Personne ne savait qui il était vraiment, même pas ses complices.

Colbert donnait l’impression de regarder fixement les seins d’une grosse fille, mais il était en fait plongé dans une profonde réflexion. Il en fut sèchement tiré par un début de bagarre entre deux ivrognes, ceux-là mêmes qui avaient observé la fille s’occupant de Vladimir. Le premier était vif et cognait fort, envoyant son adversaire valser contre les autres clients d’un douloureux uppercut. Mais son adversaire, trop saoul ou trop stupide, ne comprit pas le message. Il franchit une limite dangereuse en brisant une chaise pour en obtenir un gourdin. 

Une détonation retentit. Vladimir avait le bras tendu, fusil à canon scié dans la main. Le mutant eut un dernier hoquet de surprise avant de s’effondrer sur le sol, le dos déchiqueté par la munition artisanale.

— Que sa dépouille serve à nourrir mes chiens, tonna Vladimir. C’est le prix à payer pour les destructeurs de mobilier. Quant à l’autre (il désigna le second pugiliste), je lui donne une chance de se racheter dans l’arène.

Le public hurla son approbation et, trop abasourdi pour réaliser l’horreur de sa situation, l’ivrogne survivant ne résista pas lorsqu’on le poussa en direction d’un étroit couloir en tôle menant à un second bâtiment. Il y avait peu de monde, mais Vladimir s’y connaissait en relations publiques et ses mignons eurent tôt fait d’ameuter le quartier avec la promesse alléchante d’un combat exceptionnel. Colbert, qui avait suivi son débiteur plus par curiosité que par intérêt, en doutait fortement.

La nouvelle salle était composée d’un ancien silo à grain, soufflé par l’impact de la Bombe et planté dans les boues radioactives de l’Irtych, abandonné durant des décennies avant que les géniaux bricoleurs de Vladimir parvinssent à le redresser et à le transformer en arène moderne. Pour ce faire, ils avaient pillé d’anciens bâtiments pour récupérer des parquets laqués, des moquettes colorées et des sièges confortables. L’arène en elle-même était un cercle d’à peine quinze mètres de diamètre surmonté d’un immense luminaire dont la moitié à peine des trois cents lampes restaient encore en service. Bien assez cependant pour aveugler les spectateurs des deuxième et troisième étages.

Vladimir convia Colbert à prendre un siège à ses côtés, un voluptueux siège en osier peint en bleu électrique. Le nain s’y installa, vite rejoint par une petite mutante aux formes adolescentes, mais au visage vieilli sur le côté gauche. Elle offrait ainsi les charmes de la jeunesse et de la maturité selon dans quelle direction elle regardait. Colbert gloussa lorsqu’elle balada sa main sur son entrejambe, tout en lui déposant de petits baisers sur le cou. Elle se mit à rire, mutine, sans vraiment de raison.

Le condamné à l’épreuve du combat regardait la foule, hébété, la lèvre inférieure pendant avec stupidité. Un filet de bave coula jusqu’au sol, mais il ravala vite sa salive lorsque la grille en face de lui s’ouvrit. Incrédule pour commencer, il sourit franchement et éclata de rire.

Un gamin d’à peine dix ans lui faisait face. Colbert, comme une grande partie de la foule, écarquilla les yeux.

— C’est une plaisanterie ? s’exclama-t-il.

Vladimir haussa les épaules, réprimant avec peine un sourire.

Un bookmaker pressa Colbert de parier quelques roubles. Le nain hésita et offrit un billet de dix.

— Le môme.

La foule s’impatienta et commença à frapper les barres métalliques en rythme. Dans sa cage dominant la petite arène, le DJ choisit un standard rythmé d’avant la guerre. La chanson fut reprise en coeur par la foule.

Le son baissa et il annonça au micro :

— Encore aviné, mais connu pour sa puissance de frappe… Bouliakov !

La foule vociféra avec hargne, martelant les barres métalliques qui les empêchaient d’avancer ou de tomber.

— Venu tout droit de l’Altaï, l’imprévisible Nazim.

On entendit surtout des rires.

Vladimir attendit que le silence revînt et se leva. Lorsque les regards des deux combattants se posèrent sur lui, il fit un bref mouvement de la main, presque négligent, pour signifier le début des hostilités.

Bouliakov, fidèle à son habitude se rua sur le gamin et frappa un seul coup d’une extrême violence. Le petit garçon vola et s’écrasa contre la grille.

Les spectateurs hurlèrent de mécontentement et quelques insultes fusèrent à l’encontre du seigneur des lieux. Ce dernier ne broncha pas et, passé sa première surprise, Colbert sut qu’il allait gagner une somme rondelette.

Malgré le choc qui aurait terrassé n’importe quel corps normalement constitué, l’enfant se releva et s’essuya la bouche, l’air calme et un sourire narquois. Bouliakov rugit à nouveau en fonçant sur le gamin qui évita l’impact d’un simple pas de côté.

— Un moine-guerrier de Beloukha ? s’étonna Colbert.

Vladimir se contenta de sourire. Le môme avait débarqué chez lui et demandé à faire l’expérience du combat. Bouliakov frappait dans le vide et son esprit déjà chancelant se laissait submerger par une rage qui le fatiguait à chacune de ses vaines tentatives de porter un second coup au gamin. Les clameurs du public avaient cessé et dans la salle seul le gros mutant ivre beuglait, ahanait d’une voix de plus en plus rauque. Hautain, le jeune homme tournait autour de lui, sans précipitation. La foule retint son souffle, curieuse et fascinée. Bouliakov donnait des coups de poing maladroits, dans le vide, de plus en plus faiblards. Il regardait autour de lui, perdu, les larmes aux yeux, conscient de sa mort imminente. Nazim s’approcha de lui et appliqua simplement deux doigts sur la carotide. Le regard du gros mutant brilla un bref instant et s’éteignit, la masse de son corps glissa au sol, inconsciente.

Vladimir grogna. Il aurait préféré un final plus percutant et la foule lui fit savoir par des huées que le spectacle manquait cruellement de sang. Le jeune moine de l’Altaï s’inclina, une main enrobant son poing et sortit calmement de l’arène.

— Mon cher Vladimir, tu ne cesseras de m’étonner. Où diable as-tu pêché un guerrier pareil ?

— C’est lui qui m’a trouvé et j’ai de grands projets pour lui.

Vladimir ne parvenait pas à accepter le fait qu’il était un vieil homme dépassé. Autrefois, lorsqu’Omsk se redressait, il aurait pu prétendre à un grand destin. Mais quelques erreurs de stratégie et ses penchants hédonistes avait permis à Irina, alors simple IA de gestion, de prendre de l’importance et étendre son contrôle sur la ville. Trop sûr de son pouvoir, Vladimir n’avait rien venir et se retrouvait à jouer les seigneurs mutants dans son infect bastion. Colbert ne donnait pas cher de sa peau dans les proches années à venir, surtout si aucune nouvelle crue n’avait lieu dans les mois à venir.

— J’ai besoin d’un entretien avec Baba Yaga pour le limier dont je t’ai parlé.

Vladimir bâilla, l’air faussement détaché. Il claqua des doigts pour commander un verre et dit, l’air de rien.

— Pas de problème. Je ne refuse rien à un ami.

Le nain s’en alla, saluant parfois d’un hochement de tête quelques contacts. Avec l’âge, l’ambiance délétère et violente du quartier mutant le fatiguait. Il préférait le confort de son magasin et le semblant de conversation qu’il avait avec ses clients. Après avoir récupéré ses armes, il remonta les berges de l’Irtych et s’arrêta vers Ange et Diode pour reprendre son souffle. Il porta sa fiasque d’alcool à ses lèvres et s’aperçut alors de la tension des deux mutants. Ceux-ci avaient sorti leur arsenal. Pour Diode, un immense marteau avec un manche de presque deux mètres. Ange serrait nerveusement une mitrailleuse à impulsion dont chaque balle coûtait une vie de salaire.

— Un problème ? demanda le nain.

— Le Masque, souffla Diode.

Un frisson parcourut Colbert. Lui-même ne savait qui était ce mystérieux personnage. On parlait tantôt d’un fantôme, tantôt d’un robot. Un gamin lui avait assuré que c’était un homme sans visage, capable de prouesses dignes des moines-guerriers de l’Altaï. Colbert avait vainement cherché à comprendre l’objectif de ce terroriste. Il détruisait depuis plusieurs mois les caméras de surveillance, les sources d’énergie, tout ce dont Irina avait besoin pour prendre le contrôle de la ville, chose dont elle était encore loin. Officiellement, quatorze policiers avaient trouvé la mort en tentant de l’appréhender.

Le nain secoua la tête et se mit à ricaner.

— Dites-moi, quelle cible pourrait intéresser le Masque dans ce trou à rat ?

Vexé, Ange répondit :

— Il est passé devant nous, avec sa robe de moine toute noire et son visage argenté.

— Argenté ? » Colbert leva un sourcil.

— Oui, tout lisse, sans yeux, sans bouche, sans nez.

Colbert se rembrunit, perdu dans ses pensées. Un tel visage ne lui était pas inconnu. Dans la décharge qui servait de royaume à Baba Yaga, plusieurs carcasses de cyborg arboraient le même type de faciès. Il tenait enfin une piste à creuser. Découvrir l’identité du Masque pourrait lui valoir la reconnaissance d’Irina, ce qui, au vu du pouvoir grandissant de l’IA, pouvait s’avérer essentiel dans la suite d’une petite vie tranquille.

Le nain salua les deux frères et continua son chemin, ignorant leurs appels à la prudence. Demain, il accompagnerait le limier chez la vieille sorcière et profiterait pour fouiner un peu dans ses poubelles technologiques.

Il ne s’attarda pas en route, mais se retourna plusieurs fois. Savoir que le Masque errait dans le coin le rendait paranoïaque, mais cela ne l’empêcha pas de se retrouver avec une arme dans sa main. La peur ne lui était pas familière, il avait traversé trop de conflits dans sa jeunesse pour se laisser distraire par la crainte de la mort. Il avait survécu à l’Apocalypse, terré dans les tunnels de métro d’Omsk, au milieu d’une populace rendue à demi folle par la destruction du monde. Mais là, une boule se formait dans son estomac, douloureuse. Il allongea le pas afin de regagner au plus vite la zone contrôlée par Irina.

Plusieurs bruits le firent sursauter. Des rats, un ivrogne tentant maladroitement de se relever, un objet tombé d’un toit, une dispute familiale dans une maison. Il se retrouva sur une place. Une pompe à eau était entourée d’un enclos fragile en bois. D’ordinaire, les habitants du quartier organisaient une garde permanente pour empêcher les voleurs de vider les maigres nappes phréatiques qui subsistaient, mais ce soir-là, la pompe était abandonnée.

Ce fut alors qu’il l’aperçut, juché sur des caisses, vêtu d’un manteau noir. Le Masque ne porta aucune attention à Colbert qui se figea, terrorisé. Il s’affairait sur un tableau électrique en usant d’une main cybernétique, dont les doigts se modifiaient en outil adéquat. Le nain se força à bouger sur le côté pour prendre une petite ruelle, mais le Masque arrêta ses mouvements et se retourna lentement.

Les deux frères avaient vu juste : un cyborg sans visage, un miroir chromé et lisse lui tenait lieu de figure. Pourtant, malgré l’absence d’expression faciale, Colbert sentit toute la menace qui planait sur lui. Il évita de se montrer menaçant et continua à avancer en crabe jusqu’à la sombre ruelle dans laquelle il comptait s’engouffrer. Le Masque se concentra à nouveau sur son travail et Colbert en fut presque déçu. À cette distance-là, il pouvait sans problème loger quelques balles dans le dos du cyborg et réussir à toucher son organe de contrôle, compartimenter dans sa cage thoracique comme la grande majorité des robots de ce genre. Mais, il préféra quitter les lieux au plus vite après une brève pesée d’intérêt. Le Masque avait la une réputation d’être quasi surnaturel et, même si Colbert n’attachait guère d’importance à ces racontars, il connaissait le triste palmarès de ce terroriste. Mieux valait ne pas tenter le coup, même pour plaire à Irina.