Une grille obstruait la boutique de Colbert. Grimm colla son visage dessus pour voir au travers de la vitrine en plastique, propre et dénuée de toute rayure. On y devinait des livres parfaitement alignés sur des étagères, des présentoirs avec divers objets religieux, des tableaux qui auraient valu autrefois le bûcher à leur propriétaire et, sur un comptoir en formica, une rangée de bocaux aux contenus indétectables, même pour Grimm. Ce dernier, apercevant une faible lueur derrière une porte entrouverte, frappa du poing sur la vitre.
— C’est fermé !
Grimm insista longuement, cette fois du plat de la main sur la grille de métal. Il afficha un sourire satisfait lorsqu’il vit un nain difforme râler et s’approcher de l’entrée.
— C’est fermé, vous êtes sourd ?
— Gorki m’envoie. Il a dit que vous pourriez m’aider.
Le nain entrouvrit la porte. Son visage défiait la symétrie et autant son nez que les cernes profonds trahissaient un abus d’alcool répété. Il avait d’atroces lèvres lippues entourées d’un reliquat de barbe grise. Outre ses traits marqués, plusieurs cicatrices ornaient sa face rougeaude, ravagée par diverses maladies et atteinte de l’eczéma atomique, maladie de peau qui enlaidissait une bonne moitié des habitants des Terres dévastées. Il empestait un parfum bon marché qui ne parvenait pas à masquer la liqueur qui suintait de ses pores. Cela contrastait avec sa tenue très classieuse, anachronique : un gilet à bouton bleu marine sur une chemise claire et un pantalon de flanelle visiblement sur mesure.
— Quel Gorki ? Le marchand de Saint-Pétersbourg ou l’enculé de Moscou ?
— Moscou.
Colbert dévisagea l’étranger qui s’efforçait de garder une attitude neutre. Il se contenta d’un bref sourire en apercevant le pisteur. Il marmonna quelques paroles inintelligibles, puis se décida à le laisser pénétrer dans sa boutique.
— Votre chien de garde reste dehors par contre.
Sans se retourner, le voyageur répondit :
— Un cadeau des autorités de la ville, une protection rapprochée.
— Protection, mon cul. Notre vénérée Irina se délecte de sa propre paranoïa.
– Qui est Irina ? s’enquit l’étranger.
– La dirigeante de cette ville. Une entité cybernétique qui s’est émancipée lors de la reconstruction d’Omsk. Avec elle, on se croirait revenu au temps des tsars. Ses décisions sont pompeuses, autoritaires et curieusement égocentriques.
— Oh, vu ce que nous a laissé la démocratie comme héritage.
Le nain rit. Il contourna son comptoir et se jucha sur un tabouret. Grimm l’observa. A vue d’oeil, il avait l’âge pour avoir vécu l’avant-guerre. Il essuya une paire de lunettes pour en dégraisser les verres et en orna son nez.
— Alors, que me veut Gorki ?
Grimm plongea sa main dans l’une des poches intérieures de son cache-poussière et en sortit une image, celle d’un homme dessiné au fusain avec précision. Un individu imposant, que l’on pourrait croire gras, mais qui d’après les rares témoins possédait une musculature hors norme. Il avait des yeux porcins, une chevelure dégarnie, des oreilles décollées et pas de cou. D’instinct, Colbert frémit.
— Vous êtes un limier, comprit-il.
— On ne peut rien vous cacher.
Colbert prit délicatement la photo et la posa sur le comptoir. Il continua à marmonner en sortant de sa poche un pendule en cristal qu’il agita frénétiquement au-dessus de l’image avant de laisser la gravité faire son oeuvre.
— Qu’a fait cet homme pour mériter pareil haine de Gorki ?
— Ce salopard a découpé deux de ses petits fils.
— Mon Dieu ! s’exclama Colbert dégoûté.
— Il se nomme Tibor Kovacs. Mais dans l’ouest, on l’appelle l’Ogre. On le soupçonne d’avoir tué près de trente mômes et de les avoir mangés.
Colbert frémit.
— C’est terrible.
— Et il est ici, à Omsk.
— Naturellement. Sinon, vous n’y seriez pas.
Le nain caressa sa barbe en tordant sa bouche de façon grotesque. Après un long moment de silence, il fit part de ses réflexions.
— Plus de trente enfants dites-vous ? Il a dû recommencer et les autorités de la ville en ont forcément trace.
— Pas sûr. À mon avis, je n’ai que deux journées de retard sur lui.
Grimm étendit ses jambes en faisant jouer les muscles. Il avait besoin d’exercice, d’un bon bain et de se relaxer après son voyage de neuf jours en position assise. L’excitation de découvrir une nouvelle ville s’amenuisait. Il ressentit la fatigue, accompagnée de douleurs physiques réparties sur tout le corps. Son estomac grenouillait de faim. Il demanda :
— Pouvez-vous déjà m’indiquer un hôtel potable ?
Colbert sursauta, tiré de ses sombres pensées.
— Hum, oui. Vous retournez en arrière et continuez sur la gauche durant une centaine de mètres. Chez Lénine. Un nom particulièrement mal trouvé pour un établissement tout ce qu’il y a de plus capitaliste.
— Du moment qu’il y a à boire, à manger et une fille dans le lit, il peut s’appeler l’enfer de Dante.
Colbert sourit :
— Un homme cultivé. Vous êtes une denrée rare par ici.
— J’ai pourtant lu que le grand théâtre jouait Atomique Passion ce soir.
— Ne vous fiez pas à ces oripeaux de culture. Le pouvoir central cherche à mimer la grandeur d’antan, mais les histrions jouent devant une salle au trois quarts vides. Et ils sont mauvais.
Grimm se releva et fit craquer les jointures de son cou.
— Vous allez m’aider ?
— Pour les petits enfants de Gorki, bien sûr. C’est un gros nul, mais un bon père dans mon souvenir. Cette perte doit le faire souffrir et suffit à laver tous les actes criminels qu’il a accomplis durant sa longue carrière.
Il sauta de son tabouret et invita Grimm à sortir :
— Reposez-vous et repassez demain matin. Je vais voir ce que je peux trouver.
Le limier sourit. Il jeta un dernier regard sur l’étrange boutique, notamment les curieux mobiles en matériaux recyclés qui tournoyaient au plafond.
— Gorki m’a dit que vous étiez une sorte de magicien.
— Gorki est un gros superstitieux, répondit Colbert en ouvrant la porte.
Grimm allait le saluer et vit le pisteur caché sous le porche d’une maison.
— Et lui ? demanda-t-il.
— Il veille à ce que vous ne fassiez pas de bêtise. Il s’en ira de lui-même. Ignorez-le. Un innocent ne doit pas savoir qu’il est suivi.
Grimm s’inclina en souriant.
— À demain.
— C’est cela.
Le nain referma la grille et la porte. Il disparut au fond de sa boutique. Grimm entendit le double tour d’une grosse serrure. Il inspira à fond et retourna sur ses pas pour se diriger vers l’hôtel préconisé par son contact. En observant un couple d’enfants traverser la ruelle en riant, il espérait mettre un terme aux agissements monstrueux de l’ogre au plus vite.
L’activité commerciale des rues avait entièrement cessé. Des lampions étaient accrochés aux fenêtres ou directement sur les câbles. Des animations en trois dimensions clignotaient pour vanter les mérites d’un produit disparu ou d’un spectacle oublié. Des robots de la voirie, curieux engins sur quatre roulettes ressemblant à des insectes, s’efforçaient de dépoussiérer le sol. Des chiens en meute dévoraient les ordures. Les patrouilles de milice se donnaient volontairement une certaine visibilité. Pour les aider, un peu partout, des caméras balayaient chaque recoin du quartier.
Étranges contrastes que tout cela. Divers degrés de technologies se côtoyaient, mais le chaos que cela aurait pu engendrer était contenu par une organisation sociale, pourtant loin des standards d’antan. Les créations artisanales se fondaient dans une sorte de mimétisme consistant à rappeler l’ancienne Omsk. Ce qui avait pu être sauvé ou réparé était soigneusement conservé, même si cela n’avait aucune utilité apparente.
Grimm s’arrêta devant l’enseigne de Lénine. Un portrait du soviétique ornait une armoire en verre à la manière d’une affiche de cinéma. La porte rouge, avec une étoile dorée, était un compromis entre le parti communiste et Hollywood boulevard. Là encore, Omsk réinterprétait les codes, s’en jouait, les recyclait. Non, il n’y avait pas à dire, exception faite de sa police un peu trop envahissante, Grimm aimait cette ville.
Il entra et fut immédiatement accueilli par la fumée des lieux, graisse de viande de rats épicés, sueur d’aisselles et tabac froid. Dans un large couloir éclairé à la bougie, une sculpture virtuelle bleutée clignotait, une épaisse moquette rouge en partie râpée laissait entrevoir un vieux parquet, un papier peint aux rayures jadis criardes donnait à cette salle l’aspect d’un corridor de multiplexe cinématographique. Alignées contre le mur, des tables et des chaises provenant de plusieurs collections. Une dizaine de personnes y buvaient et mangeaient tranquillement.
Un jeune mutant à la peau aussi grêlée que l’Europe de l’Ouest le matait, l’air méchant, depuis son comptoir. Sa lèvre inférieure pendait stupidement, dévoilant une dentition approximative, montée dans le désordre. Grimm s’approcha de lui.
— Je cherche une chambre pour la nuit. Peut-être plusieurs.
— Plusieurs chambres ?
— Nuits. Plusieurs nuits.
Le limier patienta, le temps que ce concierge amateur intègre le sens de sa demande. Enfin, il lui tendit un registre et se retourna pour farfouiller dans le tableau des clés.
Le registre était un épais livre à l’ancienne. Par curiosité, avant d’inscrire son identité, Grimm regarda les informations qui concernaient l’impression. Du matériel suédois. 1977. Bon sang, un siècle avant la bombe. Presque un incunable. Il écrivit son nom et son prénom à l’aide d’une plume d’oiseau synthétique et d’une tasse à café ébréchée en guise d’encrier. Dans la colonne adresse, il mit Vienne, mais hésita à marquer Autriche. Les nations n’existaient plus. Il y renonça. Il resta circonspect avec le numéro de passeport. Certaines personnes l’avaient indiqué. Des vieux nostalgiques sans doute.
Il remercia le mutant et se dirigea vers l’escalier. Chambre 207 : théoriquement au deuxième étage.
Le propriétaire de l’hôtel avait laissé poindre dans la décoration le goût du monde d’avant : reproduction de tableaux de maître, des photomontages de grandes villes aujourd’hui carbonisées, Shanghai, New York, Riad, Paris et bien sûr Moscou. Grimm resta en admiration devant ces images. Elles évoquaient un univers imaginaire qui n’existait que dans les souvenirs traumatisés des anciens, une réalité qui se désagrégeait à mesure qu’on enterrait les derniers témoins.
Sur le rebord extérieur de la fenêtre, une drôle de créature cherchait à entrer, une sorte de chat à poil ras, couvert d’un eczéma verdâtre dont les pattes palmées lui permettaient de s’accrocher à la vitre, comme le ferait un insecte ou un lézard. Il avait deux yeux globuleux, sombres, évoquant une mouche. Grimm lui fit un petit signe de la main et pénétra dans sa chambre. L’animal changea de position et courut l’attendre pour l’observer dans l’autre pièce.
Grâce à lui, Nadia Volotnia pouvait espionner la scène, en même temps que soixante-sept autres, réparties à travers la ville, ses faubourgs et ses environs. Elle étudia l’homme qui se mettait à l’aise. La trentaine. Bien bâti. Un visage buriné. Une coupe de cheveux blond-argenté en pétard.
Nadia le trouvait séduisant, sentiment-reliquat d’une vie révolue. Son esprit vagabondait maintenant à travers les circuits électroniques de la cité, bricolés, imparfaits, mais suffisants pour sembler omniprésents par l’ensemble des citoyens. Son corps de femme n’en était pas vraiment un, même si elle éprouvait encore des frissons d’un indécent plaisir à observer l’intimité des étrangers. Nadia était une poupée, au sens mécanique du terme. Elle avait troqué son âme contre la puissance cybernétique offerte par Irina, véritable maître de cette partie du monde.
Irina était Omsk. Omsk était Irina. De procédé de surveillance à distance, elle était devenue un ersatz de déesse, une tentative maladroite et locale de recréer un système d’information et de gestion. Ses poupées humaines, à l’instar de la lieutenante Nadia Volotnia, comprenaient les besoins des citoyens : l’amour, l’espoir, la peur, le désir. Sa partie électronique, malgré son imperfection, gérait un grand nombre de paramètres et une somme astronomique de calcul de probabilité. Elle détectait les détails insignifiants et les incorporait comme données valides à sa stratégie, plan secret conçu dans l’intimité fiévreuse de ses algorithmes qui ne devaient plus rien à ses créateurs.
Et ce Simon Grimm l’avait interpelé. Peut-être à cause de Colbert, ce répugnant personnage qu’elle soupçonnait de comploter contre son autorité. Peut-être parce que lorsque Grimm était descendu du train, les caméras de sécurité en avaient fait un sujet potentiel de danger. À première vue, il n’avait pourtant rien de particulier. Il était vêtu comme n’importe quel voyageur, sur le modèle militaire, un cache-poussière grisé avec un capuchon, des lunettes de soleil double verre rondes, protégées par du cuir sur les côtés et un foulard autour du cou, d’un beau bleu électrique.
Irina, à travers sa poupée Nadia qui elle-même observait l’étranger au travers des caméras embarquées dans l’insolite chat cybernétique, regardait l’homme se déshabiller, tout en se repassant les images prises de lui depuis son arrivée. Sa nonchalance l’avait frappée.
Grimm contrôla le degré de contamination du bac à sable avec un scanner de poche, puis, satisfait du résultat, y pénétra pour se frotter vigoureusement le corps. Il était tout en nerf, vif, avec une fine musculature. Détail qui trahissait son entraînement : il avait posé son arme à portée de main, un pistolet automatique anthracite en polymère, probablement un modèle d’usine et non le bricolage d’un artisan. Les caméras du chat/Nadia/Irina ne parvenaient à en voir la marque, malgré une fonction zoom assez poussée.
Grimm s’essuya tout le corps afin de se débarrasser du sable, puis se rhabilla. Il salua à nouveau le petit animal, avant de baisser le store.
Fin de transmission. La lieutenante – ou peut-être Irina, à ce stade, difficile de le savoir – ordonna à son service de sécurité de mettre l’homme en filature de classe 2. Jugé digne d’intérêt. Peut-être dangereux.