Du sable, de la pierre et, aussi loin que le regard portait, une désagréable impression de vacuité. Les rares éléments de topographie n’offraient aucun intérêt, à peine quelques collines basses faites de caillasses et de cendres. La végétation avait disparu l’année atomique où le monde s’était embrasé. Le ciel était violemment clair et sans la protection de lunettes à double foyer, la lumière crue du soleil brûlait les rétines. L’intensité en était si forte que le spectre des couleurs se limitait au jaune, au noir et au blanc, surtout le blanc.

Seule la ligne de chemin de fer rompait cette effroyable monotonie. La locomotive, poussive, tirait avec peine trois kilomètres et demi de wagons, tous aussi corrodés les uns que les autres. Elle fonctionnait au charbon, au diesel et au gaz naturel, selon ce que son mécanicien parvenait à obtenir dans les gares. L’immatriculation censée se répartir sur la première moitié du convoi, peinte des décennies auparavant, avait disparu sous l’effet abrasif du vent. Ses vitres, fentes noircies au chalumeau, créaient un trait d’environ trente centimètres de haut, où se pressaient des visages morts d’ennuis d’au moins six cents passagers. Après neuf jours de voyage, la passivité les tyrannisait.

Un antique haut-parleur grésilla :

— Arrivée en gare d’Omsk dans trente minutes.

Simon Grimm s’étira. Sa silhouette longiligne n’avait pas assez de place dans les travées étroites des sièges de troisième classe. À ses côtés, la jeune Oksana dormait depuis deux bonnes heures, la bouche ouverte, la tête penchée dans le couloir central. Plus loin, sa mère regardait le paysage comme on regarde un mur décati. Oksana avait pourri la première partie du voyage de Simon, depuis Moscou. Mais une fois passés les derniers contreforts de l’Oural, elle s’était avérée une gentille fillette, plutôt drôle. Elle serrait contre elle son jouet fétiche, une sorte de poupée faite de vieux restes de fils de cuivre et de circuits d’ordinateurs, avec des diodes inertes en guise d’yeux. Elle s’appelait Amstrad, écrit en alphabet latin sur sa cuisse. Un nom de l’ancien temps, d’avant la fin du monde.

Grimm passa les mains dans sa tignasse, cinq centimètres de cheveux blond argenté, dressés vers le ciel, formant une mer de pointes grasses et poussiéreuses. Il rêvait d’un bain, mais il ne se faisait guère d’illusions. Dans ce coin perdu du continent, un demi mètre cube d’eau avait autant de valeur que la vie de tout le wagon. Le type qui la gâcherait en immergeant son cul sale finirait probablement pendu.

Dehors défilaient les premiers signes de civilisation, les fondations enfouies sous les cendres, la statue en bronze d’un grand homme inclinée à l’extrême, quelques marques au sol trahissant les routes, une colonne de chameaux menée par des fous assez braves, ou complètement désespérés, pour traversé le désert radioactif qu’était devenu l’ancienne et glorieuse Russie. 

À mesure que le train se rapprochait du cœur d’Omsk, les témoignages d’activités humaines se succédaient, aux ruines se mêlaient des bidonvilles peuplés de mutants, puis la hauteur des bâtiments augmentait d’un étage à moitié enterré à des blockhaus noircis de six ou sept niveaux. Omsk avait eu la chance de voir la bombe la manquer de près de dix kilomètres, de quoi laisser une infime possibilité à sa population de survivre et, deux générations plus tard, de prospérer.

Dostoïevski y avait séjourné lorsqu’Omsk n’était qu’un bagne, avant de devenir la porte d’entrée de la Sibérie, ainsi qu’un important centre industriel. Maintenant, elle s’était émancipée du pouvoir moscovite, en ruine lui aussi, et occupait un rôle majeur de la nouvelle géopolitique régionale. Omsk avait survécu. Les grands bâtiments noirs de facture récente, serrés les un contre les autres, en témoignaient crânement. La population devait tourner autour des cinquante mille habitants.

Le convoi s’inclina vers l’avant et pénétra dans le lit asséché de la rivière Om, puis bifurqua brusquement sur la rive droite et s’engouffra dans un tunnel qui appartenait jadis au réseau de métros. Les lampes bioluminescentes généraient un éclairage froid, dans les tons bleu vert. Loin de donner un aspect maladif à la partie souterraine de la cité, elle en soulignait au contraire l’étrange beauté. Des affiches vantant des produits oubliés, des œuvres d’art abstraites, des portraits d’hommes politiques et des kiosques vendant de la nourriture apparaissaient de manière stroboscopique. À mesure que la vitesse du convoi décroissait, ces reliques du monde d’avant devenaient de plus en plus présentes, jusqu’à l’ultime cahot face à un quai surpeuplé.

Grimm était déjà debout. Il avait remis son long cache-poussière en cuir huilé et jeté son sac en bandoulière sur ses épaules. Il savait la ville policée à l’extrême et n’affichait aucune arme visible. Il avait laissé son visage à découvert, sans capuche ni lunettes, et prit un air décontracté en descendant du train, bien que fatigué comme en témoignaient les cernes sous ses yeux gris.

Il l’ignorait, mais il faisait déjà l’objet d’une attention particulière de la part des caméras. Dans le centre de sécurité, Nadia Volotnia le surveillait avec curiosité, attendant que l’ordinateur finisse d’écluser tous ses fichiers et vérifier si l’identité du voyageur y apparaissait. La lieutenante Volotnia était une femme assez grande, avec des formes très fines, soulignées par l’uniforme vert et noir de la garde de la ville. Elle avait le don de repérer les aventuriers, les malfrats, les possibles fauteurs de troubles et l’homme au long manteau correspondait parfaitement à l’une ou l’autre de ces catégories. Elle demanda à la caméra un gros plan sur son visage, mangé en grande partie par une courte barbe. Il avait les traits anguleux, les yeux plus écartés que la moyenne et un nez aquilin. L’inconnu avait fait quelques pas en descendant du train et s’était arrêté, les bras étendus le long du corps. Il balaya systématiquement tout son environnement. Nadia Volotnia observait ses narines palpiter. Il avait maintenant entrouvert ses lèvres comme pour avaler et étudier l’air qui l’entourait. À un moment, il fixa les caméras une à une comme s’il se sentait épié, puis d’un pas décidé, évoluant avec agilité au milieu de la foule, il reprit son chemin et se dirigea vers le vieil escalator, immobile depuis le jour des bombes.

La lieutenante serra son poing qu’elle posa sur sa bouche plissée, les sourcils froncés. Elle se retourna et de sa voix douce, mais qui ne souffrait aucune discussion, elle ordonna à l’un de ses subalternes :

— Suivez cet homme. Vérifiez ce qu’il fait ici.

Puis, elle porta son attention sur les autres passagers, demandant un contrôle sur sept personnes.

La gare ne ressemblait à aucune que Grimm connaissait. Il avait pourtant voyagé dans de nombreuses ruines d’Europe, d’Ukraine et de Russie et aucune n’était aussi bien conservée. L’ouvrage datait du milieu du XXIe siècle, c’était écrit sur une plaque métallique dont la peinture bleue s’écaillait et dégoulinait de rouille. Grimm aimait lire à un point que c’en était maladif. Un trouble obsessionnel qui n’agaçait que son entourage. Mêlé à sa vision exceptionnelle, il lisait tout ce qu’il pouvait à une distance trois à quatre fois supérieure aux communs des mortels, une forme de mutation qu’il taisait, car indécelable à l’œil nu, contrairement à d’autres monstruosités qu’il avait souvent côtoyées dans les Terres dévastées. Le journal local parlait du Masque, un anarchiste poseur de bombes, de la victoire de la troisième cohorte sur les nomades kozaks et de la première triomphale de Atomique Passion, la dernière pièce du dramaturge chinois Wei Gong, jouée à titre posthume.

Le grand hall de la gare s’élevait sur quatre niveaux, donnant sur une coupole rénovée en verre et reliés à un entrelacs d’escaliers en caillebotis d’acier bondés de passagers, à l’exception de ceux de couleur noire réservés à la forte présence policière. Les lieux étaient propres, particulièrement bien entretenus. Les nombreuses galeries marchandes procuraient de tout : nourritures, tissus, masques de survie, cartes topographiques, livres et antiquités, œuvres d’art, bijoux, instruments de musique, quincaillerie, composants électroniques, chambrettes avec prostituées, animaux vivants et bien d’autres choses encore. À l’exception notable de tout armement.

Ainsi la rumeur disait vrai, se dit Grimm. Omsk incarne bel et bien l’avenir, la renaissance de la civilisation par le commerce. La provenance des biens vendus le prouvait. Ses caravanes traversaient les champs radioactifs du Kazakhstan pour rapporter des produits d’Inde ou de Chine, de l’ivoire africain, des épices exotiques dont les senteurs piquaient désagréablement le nez du voyageur. Grimm savait mettre ses capacités olfactives en sommeil et il ne s’en gênait pas, surtout dans un lieu aussi bondé que celui-ci, empli de gens dont l’éthique hygiénique restait aléatoire, mais les épices lui avaient toujours posé problème et agressaient ses sinus. Il éternua bruyamment et pressa le pas.

-Arrivé à la sortie, il sentit le courant d’air chaud extérieur. Il se serait volontiers rué au travers des portes tambours, mais il devait d’abord se soumettre au contrôle de police. Si la gare était considérée comme une zone franche, il n’en allait pas de même pour le reste de la cité. Il prit place dans ce qui lui semblait être la file d’attente la moins longue, derrière une grosse femme d’origine ouzbek qui parlait très fort dans sa langue à son compagnon, un individu chétif, richement vêtu, qui ne pipait mot. Grimm s’essuya les yeux et se moucha. Un goût de curcuma rappela à son estomac qu’il n’avait pas fait de vrai repas chaud depuis plusieurs jours. Il profita pour se concentrer, évacua de son esprit toute sensation. Il sélectionna les bruits entendus, calibra sa vision à un niveau commun, élimina les mauvaises odeurs. Il visualisa l’air frais, une senteur de menthe poivrée, une brise légère lui caressant le visage, le tintement d’un petit carillon en bois. Lorsqu’il présenta ses papiers, il était presque dans son état normal, si ce n’était une sudation désagréable, surtout dans le col.

Le douanier, un pauvre homme atteint d’une mutation au niveau de la pigmentation de la peau, excessivement olivâtre, le fixa attentivement.

— Monsieur Grimm, que venez-vous faire à Omsk ?

Il avait un étrange accent, le russe un peu pâteux de la région, mêlé à des intonations turcophones.

— Des affaires.

L’agent jeta un regard à l’unique sac porté en bandoulière.

— Je vends des services, compléta Grimm.

— Des armes ?

— Une seule. Soigneusement rangée dans un étui qu’elle ne quittera pas durant mon séjour dans votre ville. Je sais que vous garantissez ma protection.

L’homme assis fronça ses épais sourcils et gratta son énorme moustache sombre. Il ne parvint pas à deviner si l’individu en face de lui se voulait sarcastique. Il observa derrière cet étranger son collègue en civil, qui lui fit un petit signe de la main. Il soupira et apposa un tampon encré rouge sur le document d’identité, l’aigle bicéphale sur un code-barre stylisé. Il tendit le papier :

— Bon séjour, monsieur Grimm.

— Merci.

L’Européen passa la barrière. Il avait repéré le regard du douanier qui trahissait la présence d’un suiveur. Il s’arrêta devant la baie vitrée, le temps de s’éponger la nuque et d’inspecter le reflet des gens derrière lui. Un individu sans signe distinctif, moyen en tout, avec un costume d’ouvrier et un casque phrygien en cuir souple sur la tête marqua un pas de côté pour mettre entre lui et Grimm la corpulence d’un gros marchand moscovite.

Grimm sourit et s’enfila dans la porte-tambour.

Omsk ne ressemblait décidément à aucune autre ville. Sur le squelette des bâtiments d’avant-guerre s’aggloméraient des protubérances cubiques faites en divers matériaux de récupération, reliées par un grand nombre de câbles électriques et protégées de l’intensité lumineuse par d’immenses toiles de plastique qui ombrageaient les ruelles étroites. Si au niveau du sol, on trouvait essentiellement des commerces, encore plus étranges qu’à l’intérieur de la zone franche ferroviaire, les étages supérieurs laissaient observer le quotidien des gens d’Omsk. Des femmes étendaient leur linge, cuisinaient, balayaient, engueulaient les enfants. Ces derniers jouaient sur des passerelles reliant les différents bâtiments. La règle semblait simple : il fallait se lancer une balle sans toucher les fenêtres faites d’une feuille de plastique opaque, souvent colorée par des dessins à la gouache. Bien sûr, certains perdaient et des gamins d’à peine huit ans se suspendaient aux câbles pour allait récupérer les balles tombées sur les toits des appartements en grappe.

Les rues étaient bondées, mais une fois le flot de passagers du transsibérien évacué, il était relativement aisé d’y circuler, malgré leur étroitesse. Une foule cosmopolite et bigarrée s’y pressait. Un marchand d’eau drapé d’un tissu ocre de camouflage commerçait sur un chameau sans poil, dont le corps fripé accusait de sérieux problèmes d’eczéma. Un boucher énorme atteint d’une sévère neurofibromatose vantait les mérites de ses brochettes de rats musqués. À ses côtés, une vieille femme laide vendait de la soupe de navet agrémenté de cafards frits en sauce. Un jeune garçon vêtu d’un simple short orange et d’un pull vert en cachemire mité dormait sous sa devanture d’images religieuses. L’art iconique orthodoxe se mêlait aux tankas himalayens et autres statues de Confucius. Il y avait également deux sœurs jumelles d’environ quinze ans, culs-de-jatte, mais aux formes superbes et au visage attrayant, qui négociaient des tissus, des draps et des sous-vêtements dans leur emballage d’origine, c’est-à-dire avant que l’Humanité ne régresse en une journée. Et aussi un vieil homme, fumant une pipe en rigolant tout seul, assis devant divers composants électroniques et quelques livres techniques. 

Grimm plongea la main dans sa poche et en sortit les instructions laissées par son employeur. Il devait se rendre chez un certain Colbert dont la boutique n’était éloignée de la gare que de quelques ruelles. Il regarda autour de lui, orienta le plan dans le bon sens et partit sur la gauche, suivant la plus large des rues, dont plusieurs piliers de métal soutenaient les cubes d’habitations qui obscurcissaient le passage et formaient une arcade.

L’Européen avait l’émerveillement facile. Son caractère contrastait avec le nihilisme ambiant, cette froide horreur dépressive qui rongeait le cœur des nostalgiques, de ceux qui pensaient que c’était mieux avant. Les vieux lui racontaient volontiers la société de loisirs, le luxe, la nourriture à profusion, les robots ménagers, les piscines où se rafraîchir, les filles en bikini toutes plus belles les unes que les autres, les voyages suborbitaux pour à peine un mois de salaire. Et le vin, nectar divin. Et les légumes juteux et colorés. Et les séances de sexe en immersion dans les univers virtuels, coquins et raffinés. Les descentes à ski dans les Alpes bavaroises. La visite des cités sous-marines. Les animaux sauvages observables dans leurs parcs nationaux. Le réseau omniscient leur ouvrant de fabuleuses perspectives culturelles. Le cinéma. La musique électronique. L’air conditionné agrémenté de fragrances étudiées pour le bien-être.

Tout cela n’était que du vent, le résultat d’une mémoire sélective de pauvres gars dont l’esprit avait oblitéré depuis longtemps ce dont les écrits avaient gardé la trace : les populations affamées, la pollution, la violence urbaine, les guerres corporatives, la dictature démocratique, les masses droguées et contrôlées par un afflux constant d’informations et de saturations sensorielles. Et puis cette journée d’octobre où le monde d’avant avait franchi l’ultime palier. Un triste enchaînement d’événements qui avait poussé un gouvernement à attaquer son voisin à l’ogive nucléaire. Les autres avaient suivi à leur tour. Les versions différaient selon les sources. Pour certains, le Pakistan avait tiré le premier, pour d’autres c’était Israël. La Russie de l’époque figurait également parmi les coupables originels. L’essentiel était de savoir que tous y avaient participé, avec toutes sortes d’armes que l’on appelait non conventionnelles : atomiques, naniques, biologiques. Des technologies maintenant disparues.

Le calendrier de l’ère chrétienne s’était bloqué sur le 9 octobre 2077.  Et au lieu de pleurer le monde d’avant, Simon Grimm préférait croire en une autre chance et en cela, Omsk le fascinait. Ce n’est pas qu’il méprisait les malheureux qui regrettaient leur passé, il avait au contraire tendance à les plaindre. Malgré les difficultés, les privations, la chaleur, la faim, la soif et ses sens qui parfois partaient dans toutes les directions, il faisait partie de cette minorité qui aimait ce monde nouveau, né du chaos atomique. Son monde.

Il continua sur cette rue dont il ignorait son nom, si elle en avait un, évitant avec grâce la foule qui venait en direction contraire. Des gens de tous les horizons, parfois nés avec un génome pur, parfois victimes d’une facétie de la nature. La naissance d’un être était devenue une véritable roulette russe, un moment magique où le hasard se laissait aller et vous naissiez avec une abominable perfection, avec une improbable difformité ou avec cette petite différence qui faisait de vous un être unique, comme Simon Grimm et sa capacité à contrôler sa perception.

Selon le plan qu’on lui avait fourni, Simon devait tourner à gauche après la boutique d’un antiquaire jusqu’à atteindre les ruines de la cathédrale de la Dormiton de la Vierge, dont il ne restait que les fondations. Les cinq dômes avaient été soufflés par l’explosion, mais l’intérieur avait été déblayé et remeublé pour y accueillir les fidèles de l’ancienne religion.

La ruelle suivante était plus calme, plus miséreuse également, même si le revêtement de sable laissait cette fois apparaître un bitume craquelé, vérolé de nids de poule. La présence policière diminua, inversement au taux de mutants. Grimm mit ses sens en éveil afin d’éviter une quelconque embuscade. Il regretta de ne pas avoir son pistolet automatique à portée de main, mais la seule personne qui s’intéressait à lui était le pisteur qui le filait depuis la gare. Avec un peu de chance, cela ferait une aide bienvenue en cas de problème. Au milieu de la ruelle, juste après un restaurant tenu de toute évidence par un Chinois, une impasse partait sur la gauche. 

Le sol était pavé et balayé. Les quelques magasins faisaient un effort pour maintenir leur publicité colorée et, comme la nuit tombait, des commerçants allumaient des bougies dans ce qui était autrefois des enseignes au néon.